Interview
de Mathilde et Yves,
Ami·e·s de l'EngrenageDijon s'est retrouvée à la une de l'actualité au cœur de l'été, lorsque la police a évacué manu militari les Jardins de l'Engrenage occupés par des militants opposés à un projet immobilier très contesté, dont nous vous avons déjà parlé dans nos Lettres n° 1 et n° 6... En dépit des multiples appels au dialogue et à la concertation lancés par les occupants, M. Rebsamen a demandé au préfet d’exécuter l’ordonnance d’expulsion. Nous avons demandé à Mathilde et Yves, membres de l'Association des Ami·e·s des Jardins de l'Engrenage, de répondre à nos questions sur ce sujet.
Est-ce que vous pouvez vous présenter, ainsi que votre association ?
Mathilde : Je suis Mathilde Mouchet, co-administratrice.
Les Ami·e·s des Jardins de l'Engrenage sont une association de riverains du quartier de l'avenue de Langres à Dijon, qui a pour objet de protéger, de faire connaître et d'animer dans le quartier tout ce qui a lieu en termes de protection de l'environnement, tout ce qui a trait à la réalisation de potagers, et à la convivialité.Yves : Moi, Yves Pronnier, je suis dans le collectif. J'habite le quartier et j'ai tout de suite rejoint cette association parce que je pense que c'est tout à fait dans l'air du temps de défendre la nature, et ces potagers. D'ailleurs la Mairie (de Dijon) parle de potagers à la Fontaine d'Ouche, de ferme écologique, mais ce n'est qu'un projet, et ici elle pouvait le faire. Ils ont arraché des arbres, les légumes par deux fois, d'ailleurs avec des forces de police et des moyens démesurés, avec des armes de catégorie B, je trouve ça aberrant ! Ça nous a permis d'ailleurs de faire caisse de résonance dans le quartier, de montrer quelle était notre lutte et qu'on était des gens tout à fait pacifiques ; mais on défendait la nature et on était contre un bétonnage à outrance.
Que s'est-il passé depuis l'arrêté d'expulsion immédiate pris par la cour d'appel ? Quels étaient les principaux événements ? Qu'avez-vous fait ?
Mathilde : Ça a été d'abord une forte sidération, de la part des occupants du lieu mais aussi des membres de l'association, puisque la cour d'Appel a vraiment donné un signal inverse de celui qui avait été affiché en 1ère instance, et qui accordait 6 mois de délai avant l'expulsion de la maison. Passée cette sidération, ça a été finalement la volonté de ressouder le collectif, et puis l'attente, puisqu'on savait que l'expulsion était sans délai. Elle est intervenue le mardi 20 juillet, à 7 h du matin, avec 13 camions de CRS, et malheureusement des violences policières...
Yves : Moins que la 1ère fois, car ils savaient qu'ils avaient été au-delà de ce qui est permis avec toutes les grenades et armes dites "de catégorie B" utilisées ! La 1ère fois, quand ils nous ont délogés, ils étaient là pour le terrain, pas pour la maison ; ils sont entrés dans l'enceinte de la maison, ils ont construit un mur autour, empêché les gens de sortir, envoyé des grenades à l'intérieur ; ils ont même gazé des gens qui étaient dans la cave.
Mathilde : Le 20 juillet, les choses se sont passées très vite : il y avait 4 habitants dans la maison qui se sont retrouvés délogés extrêmement rapidement, puisque les bombes lacrymogènes y ont mis le feu. Les habitants avaient prévu une résistance non violente qu'ils n'ont pas pu mettre en œuvre. Et puis, malheureusement, le processus de déblaiement du terrain est intervenu dans la foulée, les camions, les grues, tout était prêt juste derrière le cordon des forces de l'ordre. Pendant 3 semaines, toute une noria de camions a évacué des centaines de mètres cubes, tout d'abord de terre, puis de cailloux. La 1ère semaine sous forte escorte policière, avec un dispositif impressionnant de militaires, postés dans le quartier les armes à la main. Ça donne des scènes assez particulières, quand même, dans un quartier résidentiel... Résultat : depuis début août, on a affaire à un terrain où il n'y a plus rien, désertique, archi-plat, où on peut difficilement prétendre replanter des légumes !
Et sur le plan juridique, il se passe des choses ? Comment avez-vous réagi à cette expulsion ?
Mathilde : Juridiquement, tous les recours ont été épuisés. Par contre, la manière dont nous avons réagi, c'est plus sur l'aspect humain. Le choix a été fait d'impulser tous les dimanches midi des pique-niques, de proposer des temps conviviaux de retrouvailles, pour vivre ce deuil-là ensemble.
Yves : Il faut savoir que notre association a permis que des gens du quartier se fréquentent, viennent voir les jeunes [habitants de la maison, NDLR], participent à des tournois de boules, de foot ; on a même fait des brochettes ! Après la 1ère destruction, des haricots verts ont été replantés, et il y a même eu un repas à base de haricots verts... Ils savent bien cuisiner, les jeunes !
Que répondez-vous quand on vous dit que l'action que vous avez menée était illégale ?
Mathilde : Sur la question de la légalité, aujourd'hui il y a un vide dans le droit : la nature, le sol n'ont pas de droit, pas d'existence juridique, et en cela l'action est illégale. Mais que faire contre le béton ? Finalement, le sens de l'action qui a été menée par le collectif soutenu par l'association des Ami·e·s des Jardins de l'Engrenage, c'est vraiment d'implorer la municipalité et la Métropole de conserver un espace naturel commun dans le quartier. Tous les mots ont un sens, "commun", c'est "ouvert à tous", pas approprié par un petit groupe ! Le problème, c'est qu'on ne dispose que du droit au logement pour pouvoir mettre en place des procédures et gagner un petit peu de temps. Il y a un vide juridique. La légalité, ce que j'aime à dire, c'est que pour arriver au droit de vote des femmes ou pour arriver à la fin de l'esclavage, il a fallu que des personnes se lèvent et mènent des actions qui étaient illégales… ce qui a permis de faire changer le droit. Sans avoir la prétention de tout faire changer, c'est au moins un aiguillon. Et l'intérêt de ce qui s'est vécu là pendant plus d'un an, c'est d'avoir permis d'interpeller le public, les riverains, mais plus largement sur l'agglomération dijonnaise.
Yves : On en a même parlé à l’étranger... Notre action a été répercutée dans la presse française, et après dans la presse étrangère ; maintenant, il y a des étrangers qui savent où est Dijon grâce à l'Engrenage !
Mathilde : Il y a aussi des images pas très positives et pas forcément valorisantes qui ont pu sortir, malheureusement, au mois d'avril lorsqu'il y avait les interventions des forces de l'ordre.
Yves : Mais justement, c'est pas nous les responsables...
Mathilde : Oui, ça a contribué à faire connaître notre action !
Action illégale mais pas illégitime aux regards des exigences climatiques ?
Mathilde : Justement, c'est à remettre dans le contexte de l'urgence climatique...
L'association des Ami·e·s des Jardins de l'Engrenage a écrit une lettre au Maire de Dijon début juin ; elle est restée lettre morte, on attend toujours la réponse. Nous y reprenions les arguments développés longuement dans la lettre ouverte du collectif expliquant entre autres que dans ce quartier de l'avenue de Langres, il y a déjà une forte densité de population, un manque d'espaces verts et l'effet des îlots de chaleur avec toutes ces constructions. Sur une vision à moyen terme, si on veut conserver une qualité de vie pour les habitants en place, c'est fondamental de garder des arbres, surtout quand on voit le temps qu’il faut pour faire pousser un arbre. Là, on avait un tilleul centenaire qui a été abattu au mois d'avril, on avait toute une allée d'arbres au moins cinquantenaires, qui aujourd'hui n'existent plus... Même dans l'hypothèse où, à l'arrière du terrain, la Ville garderait 4 200 m² pour faire un verger, combien de temps faudra-t-il pour qu'il pousse ?Yves : Et toute la butte, au fond, c'est des gravats, avec plein de déchets. S'ils font le verger là, ils vont être obligés de l'enlever pour mettre de la terre agricole.
Comment lisez-vous le résultat que vous avez obtenu aux élections ?
Mathilde : C'est ça qui est terrible, ces 15 %, personne ne s'y attendait chez nous. On espérait 5 % parce qu'il y avait les frais de campagne en jeu.
Yves : Il y avait 2 personnes, un commercial et une professeure, qui se sont présentées. Ils ont fait un score énorme, dans le quartier (24 %, NDLR).
Mathilde : Mais 10 % au centre-ville aussi !
Yves : Et même, quand on l'a demandé pour le 2ème tour, des gens ont voté pour eux, mais ça a été compté dans les bulletins nuls ; cet avis ne compte pas...
Mathilde : Après, il est très intéressant qu’une équipe de personnes purement bénévoles qui ont réussi à tenir une rigueur, à mettre en place une campagne avec beaucoup de relationnel, sont arrivées à un tel score. 753 électeurs ont voté pour ce binôme, et finalement le sujet de la bétonnisation – de l’urbanisation – était central sur le canton de Dijon 2 dans la campagne électorale.
Quelques mots sur l’impact de votre action sur l’agglomération... Quelles manifestations de solidarité avez-vous constatées ?
Mathilde : Une belle manifestation a été celle du samedi 25 avril au théâtre, juste après les quatre jours qui avaient vu l’expulsion et le saccage des jardins : 300 à 400 personnes se sont rassemblées spontanément en soutien à ce qui s’était passé. Ça a fait du bien au collectif, aux membres de l’association, et démontré que ce qui s’était passé n’était pas anodin !
Il y a eu aussi toute cette solidarité, tous ces liens qui se sont tissés avec le monde de la culture, qui était aussi en grève…Yves : Ils sont venus nous soutenir, et on a été aussi les soutenir au théâtre. D’ailleurs, suite à l’intervention de la police avec ces fameux tubes contenant quatre grenades, les jeunes les ont ramassés, on les a mis dans des caisses pour les apporter au théâtre. Les deux intermittents du spectacle qui ont été interceptés avec les tubes ont eu comme chef d’inculpation le fait d’avoir transporté des armes de catégorie B… alors qu’il n’y avait plus rien à l’intérieur !
Vous savez, j’habite à 200 m derrière, et l’odeur des gaz lacrymogènes était aussi effroyable que dans les jardins.
Des gens habitant l’immeuble, là, derrière nous, étaient avec nous, mais d’autres étaient contre nous ! Je ris, car si le programme se fait, certains, sur leur balcon, vont se retrouver face à un mur !Qu’est-ce que vous retenez d’essentiel dans votre mobilisation depuis un an et demi ?
Mathilde : Ça a commencé le 17 juin 2020… On a affaire à une variété de profils, d’âges, de compétences, mais cette envie d’espaces verts, de jardins, de liens entre personnes était le fil conducteur et l’est toujours. C’est plus compliqué aujourd’hui, sans lieu pour se réunir… mais c’est vraiment un fruit de ces événements. J’habite aussi juste à côté, et maintenant, je connais mes voisins !
Yves : Et ça a permis de vivre ensemble dans le quartier, dans une période où chacun reste chez soi. C’est pour ça que j’ai monté une association dont je suis l’ancien président, La Charmette se bouge, pour que les gens puissent se rencontrer.
Mathilde : C’est lié à ce qui a été vécu pendant plus d’un an sur le terrain ; à partir du moment où les personnes osaient franchir le pas et descendre sur le terrain. C’est devenu un lieu d’accueil inconditionnel, avec de l’aide alimentaire proposée en hiver pendant le deuxième confinement. Il y avait des personnes qui venaient là pour se vider la tête, et d’autres qui venaient là parce qu’elles avaient faim, pour cultiver et manger...Yves : La meilleure preuve, c’est que quand on a ouvert les jardins, il y avait des jardins collectifs, mais aussi un espace réservé pour des gens du quartier qui venaient faire leur jardin, et il a malheureusement a été démoli.
Mathilde : D’ailleurs, le 19 avril, veille de l’intervention, la grande question était : « On vient d’avoir plein de demandes de jardins individuels… Où est-ce qu’on va trouver des parcelles pour ces personnes ? L’idée avait été de dire : « On a des bacs, on va pouvoir les remplir de terre et les proposer aux gens ». Mais malheureusement…
Ça veut dire qu’il y a une vraie demande dans le quartier, un vrai besoin !
Yves : Tous les jardins familiaux qui sont derrière ont des listes d’attente ; un président nous voyait d’un mauvais œil parce qu’on leur faisait soi-disant concurrence, mais ce n’était pas le cas : des tas de gens attendaient pour avoir un jardin, et étaient très contents !
Il me semble qu’à un moment donné, vous avez fait une proposition au maire de Dijon ouvrant la voie à un possible accord, en disant « Réduisons les constructions et aménageons l’espace ».
Mathilde et Yves : Oui, et de plusieurs manières, par des lettres, par des contacts avec des élu·e·s de la ville !
Yves : Mais le profil de François Rebsamen – que j’ai assez fréquenté –, c’est : "Moi, j’ai raison !". D’ailleurs – c’est très politique, ce que je vais dire – la composition de la majorité municipale, ce sont des gens qui disent « oui » à M. Rebsamen, sans quoi ils ne sont pas élus !
Mathilde : Ce qui a été présenté le 30 mai lors du banquet républicain qui a ouvert la campagne électorale, c’était de dire aux riverains et Dijonnais : « Comment voyez-vous l’avenir des Jardins de l’Engrenage ? des espaces verts, des jeux, des constructions… ? ». Des idées très variées en sont ressorties, comme par exemple celles de structures collectives qui manquent dans le quartier, comme une halle pour des marchés de produits alimentaires. Il ne s’agissait pas tant d’un refus net de toute construction que d’une volonté de différenciation des espaces, distinguant des dépôts de déchets envahis par la renouée du Japon (où on ne peut prétendre cultiver) de parcelles de pleine terre, avec un puits, des arbres… Il aurait fallu procéder à un zonage, grâce à une étude pédologique que nous n’avons pu mener. On a même été jusqu’à demander un moratoire pendant la période électorale ! On pouvait imaginer de construire 50 ou 100 logements au lieu de 300. C’est resté lettre morte !
Votre proposition était assez ouverte…
Yves : Le Maire n’est jamais venu nous voir. Même l’adjoint à l’urbanisme, le fameux Pierre Pribetich, on ne l’a vu que quand les policiers étaient ici ; là, il était content de se déplacer ! Quand il passait en voiture, c’était très furtif…
Rebsamen a assigné votre association devant le tribunal judiciaire, en réclamant 200 000 € de dommages-intérêts… Comment comprenez-vous cette réaction ?
Yves : C’est de l’intimidation ! Notre avocate, ancienne bâtonnière, Dominique Clémang, qui a défendu les gens qui occupaient la maison et le terrain, était stupéfaite : pour elle, c’est complètement fou !
Mathilde : La question, c’est sur quoi se fonde cette attaque d’une association de riverains – dépourvue de fonds propres – pour une somme "calculée" incluant 180 000 € d’intérêts liés à une perte sur la vente hypothétique de logements… et 10 000 euros pour l’image de la ville de Dijon !
Yves : Tout ça parce que des riverains regroupés en association ont donné leur point de vue, en se déclarant prêts à discuter, alors que le projet consiste essentiellement en béton, tout en présentant comme « espaces verts » de l’herbe sur le toit d’un parking et en intégrant au projet des jardins qui sont déjà.
Vous pensez qu’il y aura des suites judiciaires à cette assignation ou qu’il va laisser tomber ?
Yves : On ne sait pas… Notre avocate a demandé du temps pour étudier le dossier, on compte sur elle.
Mathilde : Le plus regrettable, c’est que la Justice est déjà encombrée d’affaires bien plus graves, et finalement, pour nous intimider, pour marquer les esprits, la ville de Dijon se lance dans une procédure qui coûte de l’argent aux Dijonnais !
Et vous continuez à vous voir régulièrement dans le cadre de l’association ?
Yves : Bien sûr ! On est encore plus motivé ! Certes, on n’a plus le terrain pour pouvoir se retrouver et faire de l’animation, mais le noyau dur est toujours là. On a quand même comme adhérents 170 personnes, qui s’engagent, plus bien d’autres qui nous soutiennent.
Mathilde : Il faut dire que l’objet de l’Association des Ami·e·s des Jardins de l’Engrenage concerne ce terrain en particulier, mais aussi le quartier dans son ensemble, et il y a, malheureusement, d’autres terrains à défendre !
Yves : Du côté de la rue Edme Verniquet, plusieurs terrains, construits, sont menacés… Mais, grâce à notre action, rien n’avance depuis un an ! Pour tout terrain qui pourrait être vendu, la Ville fera valoir son droit de préemption, ce qui décourage les acheteurs. Mais à cause de notre action, tout est bloqué !
Qu’est-ce que vous retenez d’essentiel dans votre action ?
Mathilde : C’est le Vivre Ensemble… tout ce lien qui s'est créé, et c’est aussi une montée en compétence ! L’urbanisme est quelque chose d’ardu, sur lequel peu d’entre nous étaient informés ; nous sommes prêts maintenant pour la modification du Plan Local d’Urbanisme à l’automne. Ça permet aussi d’ouvrir les yeux, à l’échelle du quartier mais aussi à celle de la métropole. Il y a aussi une prise de conscience sur les objectifs globaux, avec plus de 15 000 logements ! Et une mise en question de nos propres modes de vie.
La moitié de nos adhérents vivent dans ce quartier, et l’autre dans le reste de la métropole : cela permettra de diffuser notre compétence dans les quartiers et de susciter la création d’autres collectifs et associations de riverains.Quel message voudriez-vous passer ?
Yves : Bien sûr, il y a eu les vacances, et on a vu moins de gens… mais le peu que j’ai rencontrés m’ont dit : « Quand est-ce qu’on se retrouve ? ». On n‘a plus le terrain, mais on va faire, non des actions violentes (cela n’a jamais été le cas) mais de l’interpellation ; on a soutenu l’action affichant le nom de la station de tram "Jardins de l’Engrenage" à la place de "Nation" ; on est content aussi de faire découvrir aussi l’association du château de Pouilly, tout près d’ici, que peu de gens de ce quartier connaissent… C’est du vivre ensemble, cela permet aux gens de s’informer sur le passé de leur ville, sur la stèle de Garibaldi, par exemple, que nous avons pu protéger au château.
Mathilde : Le fait d’être en association et d’avoir cette dynamique est un levier face aux institutions.