![]()
La Présidentielle américaine de 2020 : une élection cruciale
Joe Biden et Kamala Harris ont remporté l’élection présidentielle dans une agitation médiatique hors du commun.
Les observateurs s’accordent à présenter cette élection comme un tournant. Pourquoi les Démocrates ont-ils gagné, pourquoi cela a-t-il été difficile, et quelles perspectives s’ouvrent aux États-Unis et au monde à l’issue de ce scrutin ?...Pourquoi ?
Parce qu’ils faisaient face à un croquemitaine :
La participation au scrutin a été bien plus forte que d’habitude (66,9 %, record absolu depuis 1900), dans les deux camps mais surtout parmi les citoyens traditionnellement abstentionnistes (jeunes, minorités…) capables de se mobiliser contre un personnage effrayant, autoritaire, instable, violent, menteur, impitoyable, misogyne, raciste, narcissique, incapable d’empathie, particulièrement dangereux pour eux et leurs proches, et empêtré en fin de campagne dans les erreurs manifestes qu'il avait commises dans la gestion de la Covid-19. Seule la prise en compte tardive des votes par courrier, aisément explicable par les conseils de Biden à ses propres électeurs, a pu faire douter du résultat dans les quelques jours qui ont suivi l’élection.Parce qu’ils étaient des candidats plutôt rassembleurs :
Nous aurions certes préféré dans l’absolu une candidature Démocrate de Bernie Sanders ou d’Elizabeth Warren, plus enclins à réformer en profondeur un pays sinistré par les inégalités sociales et les tensions communautaires : leurs préconisations en matière de transition énergétique, de sécurité sociale, d'impôt sur la fortune, de bourses dans le supérieur, de défense des salariés, de taxe sur les transactions financières... allaient évidemment pour nous dans le bon sens ; mais auraient-ils pu rassembler, comme l’a fait le "ticket" finalement désigné, les démocrates – mot à prendre ici au sens large, "partisan de la démocratie" – dans des couches variées de la société ? La personnalité calme et rassembleuse de Biden, le renouveau apporté par Harris, femme assez jeune issue des minorités, ont été des atouts, tout comme la loyauté envers eux de l'aile gauche du parti pendant la campagne. Leur campagne s’est adressée directement aux défavorisés et aux victimes du système.Parce que les anciennes institutions "démocratiques" américaines restent solides :
Certes, il y a beaucoup à dire sur les inégalités de toute sorte (on y reviendra), sur le rôle de l’argent dans la politique, sur les violences policières institutionnalisées, sur les ravages du racisme…
Mais la liberté d’expression n’est pas en en déclin, la presse fait courageusement son travail (même Fox News a refusé de soutenir Trump dans ses mensonges sur le résultat de l’élection !), les droits de l’opposition demeurent respectés. De nombreuses manifestations ont pu faire contrepoids, pendant la campagne, aux tentatives d’intoxication de la population par le pouvoir. C'est bien la prise de conscience de leurs droits par les victimes d’injustices et d'inégalités qui les a entraînées à voter Biden (on le constate sur cette infographie de franceinfo) et leur mobilisation a été leur victoire.
Pourquoi si difficilement ?
Parce qu’il est rare qu’un président sortant ne soit pas réélu :
Le mandat présidentiel de 4 ans, avec des "mid-term elections" permettant un renouvellement du Congrès, est un élément de stabilité : depuis les 12 ans d’administration de F. D. Roosevelt, un amendement a limité à 2 le nombre de mandats du président ; seuls Jimmy Carter (1980) et George Bush père (1992) se sont représentés sans être réélus (ce qui aide à évaluer l'ampleur de l'échec de Trump).
Parce que le système électoral américain était plutôt défavorable aux élus :
La constitution américaine est vénérable. Elle résulte d’un difficile compromis, fin XVIIIe s., entre citoyens d’origines, de cultures, d’activités déjà variées, diversité qui n’a cessé de s’accroître depuis ; il n’est pas anormal que les États aient souhaité ne pas se faire absorber dans une entité nationale alors artificielle : d’où la désignation de "Grands Électeurs" par chaque État. Mais cela va de pair avec une surreprésentation des votants au cœur du pays (1 Électeur pour 190 000 habitants au Wyoming), bien moins peuplé que les États du Pacifique et du Nord-Est (1 Électeur pour 680 000 habitants en Californie) ; voir cette infographie de franceinfo sur l’élection de 2016, qui fut favorable à Trump. En 2020, la victoire Démocrate est nette en nombre de votants (79,8 millions contre 73,8 pour les Républicains), mais aussi en nombre de "Grands Électeurs" (306 contre 232), plusieurs États peuplés ayant été remportés avec une faible marge, ce qui (en vertu du principe majoritaire, appelé "winner takes all") leur a donné la totalité du collège électoral de chacun de ces États.
Parce que le rassemblement de leurs partisans était une lourde tâche :
Le bilan d’Obama a été décevant pour les classes défavorisées et victimes d’une économie libérale impitoyable. Celles des campagnes du Midwest étaient "irrécupérables" par les Démocrates, pas celles des grandes villes. Cette fois-ci, contrairement à Hillary Clinton qui en 2016 y perdit beaucoup de votes populaires car jugée incapable de combattre les injustices, Biden a remporté, de peu, plusieurs États incertains du Nord-Est, en ramenant au bercail – sans perdre les classes moyennes – une partie de l’électorat ouvrier, démobilisé voire débauché par Trump en 2016.
Heureusement, car cela n’a pas fonctionné partout : alors qu’on aurait pu attendre un soutien des Latinos de Floride (29 "Grands Électeurs"), dans l’ensemble peu favorisés, au programme de Biden sur l’immigration et la santé, le discours de Trump contre des candidats "décidés à instaurer le socialisme" (!) a certainement porté, surtout chez les hommes d’origine cubaine ou vénézuélienne.
Avec quelles perspectives ?
On a évité le pire :
Ne boudons pas notre plaisir… Quand nous pensons à la catastrophe (dérive autoritaire, montée en puissance des fake news, promotion de la haine de l’autre, exacerbation des violences intérieures, triomphe des réactionnaires pro-life ou pro-armes, impunité des suprémacistes blancs, refus de la science en matière sanitaire, environnementale, biologique, tensions internationales…) qu’aurait amené une victoire de Trump, nous avons tout lieu de jubiler !
On est aujourd'hui en droit d’attendre une politique moins inhumaine en matière d’immigration (plus de "mur", plus de familles séparées), une responsabilité accrue en matière d’environnement (domaine où des États comme la Californie ont déjà un bon bilan), un retour à une certaine protection sociale (qu’on peut espérer plus ambitieuse que l’Obamacare). Faut-il espérer une diplomatie moins fantasque (avec la Corée du Nord...), plus multilatérale (face à l’Iran...), plus solidaire (budget des organisations internationales...), et une attitude moins arrogante des imitateurs "illibéraux" de Trump (Bolsonaro, Duda, Erdogan, Orbán…) ? Une politique plus respectueuse des U.S.A. envers les droits des peuples (en Palestine, en Amérique latine...) est, elle, possible mais loin d'être acquise.Mais la crise est profonde :
Les divisions nées du néo-libéralisme ont été exacerbées ; les fractures raciales, sociales et économiques se sont creusées, et la société américaine est dans un triste état (comme le montre cette infographie de Courrier International).
Le rôle de l’argent reste considérable dans le système ; la publicité politique a rabaissé le niveau du débat ; 2020 a été l’élection la plus chère de l’histoire (11 milliards de dollars), pulvérisant le record de 2016 (6,5 milliards).
Deux Amériques s’ignorent ou se haïssent. Le populisme, le conspirationnisme sont toujours là. Les ravages des réseaux sociaux, devenus outils de contrôle et de déstabilisation de l’opinion, font craindre pour la démocratie.
La Covid-19 connaît une nouvelle flambée ; les U.S.A. ne sont pas près de perdre leur "record" mondial de décès imputables à la pandémie.L’avenir demeure incertain.
Le scrutin de 2020 a prouvé que la victoire de Trump en 2016 n’était pas une aberration ou un accident de l’histoire. Le bipartisme s’est révélé très dangereux, et il se confirme que de petites formations (comme le Parti Vert : 0,2 % des voix dans les 31 États où il se présentait) n’ont définitivement aucune chance d’exercer le pouvoir.
Quel est l’avenir du parti Républicain, conduit à l’échec par Trump et tiraillé entre défense traditionnelle des intérêts de l’élite capitaliste et populisme forcené ? Certains notables peuvent souhaiter profiter de leur implantation et jouer le compromis avec les Démocrates (ce qui n'est guère souhaitable !) ; quant aux cohortes pléthoriques de trumpistes violents, accepteront-elles le jeu démocratique ?
Biden, à supposer qu’il souhaite vraiment prendre à bras le corps la question économique et sociale, en aurait-il les moyens ? Il devra cohabiter avec un Sénat Républicain (sauf double victoire Démocrate le 5 janvier en Géorgie) et sera entravé par une Cour Suprême hyper-conservatrice (dernier cadeau à Biden de Donald Trump, qui a encore les moyens de saboter l'accession au pouvoir du président élu)...La puissance qui a dominé le XXe s., ébranlée depuis 2001 par le 11 septembre, la guerre d’Irak, la crise financière, les commotions politiques et sociales, est devenue source d'inquiétude dans un monde incertain, face à des rivaux aux fortes ambitions. Ses nouveaux dirigeants parviendront-ils à améliorer le sort de la population et apaiser les tensions intérieures et extérieures ?