Le drame éthiopien

Depuis le 4 novembre, l'Éthiopie, pays de vieille civilisation et à la population particulièrement accueillante, est entrée dans une phase de terribles violences.

Les tensions entre le pouvoir central du Premier ministre Abiy Ahmed, lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2019 pour avoir obtenu la fin de la guerre avec l'Érythrée, et la région nord du Tigré, frontalière avec celle-ci, ne datent pas d'hier. Dans ce territoire qui avait particulièrement souffert d'une terrible famine en 1984-85 sous le régime militaire du Derg (d'inspiration soviétique), le TPLF (Front de Libération du Peuple du Tigré), au drapeau à l'étoile jaune sur fond rouge, avait mené la lutte contre le chef du Derg, Mengistu Haïlé Mariam. C'était encore, au début de cette année, l'une des régions les plus prospères d'une Éthiopie en pleine croissance, et sa capitale Mekele se transformait à vue d'œil, recevant massivement des investissements de Chine, dont l'Éthiopie est un partenaire privilégié.

Le TPLF était resté, suite à sa victoire contre le Derg, à la tête de la coalition au pouvoir à Addis-Abeba de 1991 à 2018. Contraint alors de se retirer suite à des manifestations antigouvernementales et refusant de s'intégrer au Parti de la Prospérité du vainqueur des élections Abiy Ahmed (favorable à plus de liberté d'expression mais aussi plus de centralisation), il est entré dans l'opposition. Des élections devaient être organisées en août 2020, mais ont été retardées suite à la crise sanitaire. Le TPLF a cependant décidé de maintenir le scrutin au Tigré en septembre, d'où une crise avec le pouvoir central. Précisons que les régions ont en Éthiopie un droit constitutionnel à l'autodétermination et à la sécession ; pour l'instant, le leader tigréen Debretsion Gebremichael ne parle que d'autonomie... Tous les fonds d'État à destination de la province ont été stoppés. Mais plus de la moitié des forces militaires du pays sont implantées au Tigré, avec des chefs majoritairement tigréens, et disposent de blindés, de missiles et de roquettes.

Le 4 novembre, Abiy Ahmed a déclaré l'état d'urgence et massé des troupes à la frontière régionale ; les combats se sont rapidement étendus. La quasi-absence de la presse internationale empêche de vraiment connaître la gravité du conflit, mais il est avéré que des massacres de civils ont eu lieu. Des dizaines de milliers de Tigréens tentent de trouver refuge au Soudan, incapable de les accueillir.

Derrière ces tensions politiques s'affirment des rivalités ethniques, dans un pays-mosaïque : Abiy Ahmed est un Oromo du Sud, ethnie largement majoritaire, et les Tigréens sont très peu nombreux (6 %). Le célèbre chanteur oromo Hachalu Hundessa a été assassiné en juin. Au Sud du Tigré, l'ethnie Amhara (25 % de la population) se sent menacée, surtout par les miliciens tigréens, qui se seraient livrés à des exactions contre des civils à la mi-novembre ; et beaucoup de ses membres sont prêts à en découdre avec leurs voisins du Nord. Le Soudan (où un gouvernement provisoire militaro-civil est au pouvoir) a pris le contrôle d'une zone fertile contestée à la frontière, et à l'est, l'Érythrée (pays en grand retard de développement et soumis à une dictature impitoyable), en paix depuis peu avec l'Éthiopie, est accusée de prêter main-forte à l'armée fédérale ; elle pourrait, elle aussi, subir une extension du conflit.

Dans ce contexte guerrier, les conditions environnementales perturbées ajoutent de la gravité au conflit. L'Éthiopie, qu'on dit souvent "tempérée" (en zone tropicale mais aux altitudes très élevées dans le Centre et l'Ouest) souffre aussi de crises climatiques, et a subi depuis août d'inhabituelles et terribles inondations dans le Sud. Au Nord, le problème de l'eau (rare : le Tigré a un climat semi-aride) donne lieu à des tensions avec l'Égypte, liées à la construction par l'Éthiopie du "barrage de la Renaissance" sur le Nil bleu, très en amont d'Assouan. Il s'ajoute à ce tableau apocalyptique d'impressionnantes invasions de criquets pèlerins qui dévastent tout sur leur passage dans les régions amhara, oromo et dans le Sud ; elles seraient liées à un gradient de température anormalement prononcé ces derniers temps dans l'Océan Indien.

Le gouvernement crie victoire, proclamant la réussite de son "offensive-éclair" et affirmant que les services de base sont en cours de rétablissement au Tigré ; mais la réalité de cette victoire est invérifiable. Même si l'armée tigréenne a reculé, elle est prête à une longue guerilla. Le gouvernement éthiopien refuse la médiation de l'Union Africaine (dont le siège est à Addis-Abeba). Ces derniers jours, le Nobel au pouvoir s'en est pris violemment à l'O.N.U., qui lui demandait de "restaurer rapidement l’état de droit, dans le plein respect des droits de l’homme" ; même s'il accepte du bout des lèvres le principe d'une aide humanitaire (qui tarde à se mettre en place), il s'oppose à toute venue d'observateurs internationaux au Tigré. Le conflit menace, à plus long terme, de s'étendre à d'autres régions de l'Afrique de l'Est et pourrait déstabiliser la très fragile Corne de l'Afrique.

Pour aller plus loin sur le conflit :
https://www.courrierinternational.com/article/la-lettre-de-leduc-une-guerre-invisible-au-tigre
https://www.liberation.fr/planete/2020/11/24/ethiopie-la-crainte-des-combats-meurtriers-au-tigre_1806565
https://information.tv5monde.com/video/crise-dans-la-region-du-tigre-il-y-deux-visions-du-futur-de-l-ethiopie-qui-s-affrontent
https://www.humanite.fr/lethiopie-nen-pas-fini-avec-la-guerre-697235 (article réservé aux abonnés)

...et aussi sur les autres problèmes de la région :
https://www.nationalgeographic.fr/sciences/2020/03/environnement-invasion-de-criquets-en-afrique-de-lest
https://www.afrik.com/ethiopie-1-million-de-personnes-touchees-par-les-inondations
https://www.bbc.com/afrique/region-50331931 (sur le barrage de la Renaissance, avec carte)

Photo : le drapeau national de l'Éthiopie et le drapeau tigréen côte à côte à Mekele le 29 janvier 2020 (fête nationale du Tigré).

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