Dans
sa volonté de réconciliation, de commémorations
et de « en même temps », le Président
Emmanuel MACRON avait demandé à l’historien
Benjamin STORA, né en Algérie et grand spécialiste
de cette nation, un rapport visant à travailler les «
questions mémorielles portant sur la colonisation et
la guerre d’Algérie ». Ce rapport, que l’on
peut trouver en librairie*, comporte beaucoup d’avancées
réelles, comme l'ouverture des archives, le développement
de l'enseignement de la colonisation ou la diffusion des travaux
d'historiens de part et d’autre de la Méditerranée.
Manifestement, comme il l’explique d’ailleurs lui-même,
l’auteur a voulu sortir des discours incantatoires et
faire des propositions concrètes. Mais, politiquement,
ce parti-pris du réalisme apparait comme décalé
: le mouvement « Black lives matter », le déboulonnage
des statues, les puissantes protestations contre les discriminations
et les violences policières montrent, notamment au sein
de la jeunesse racisée, que la société
avance vite ces derniers temps sur les questions du colonialisme
et du racisme.
Au-delà des mots et des concepts à la mode de
« repentance », de « communautarisation »,
de « guerre des mémoires », de
« compétition victimaire », de
« blessures du passé » et autres
« cicatrices indélébiles »,
le rapport Stora aurait pu ou dû répondre
à une question relativement "simple" parce
que binaire : la France a-t-elle commis des crimes de
guerre et des crimes contre l’humanité
au cours de la colonisation de l’Algérie (1830-1962) ?
Or la réponse à cette question n'a nullement été
apportée ! Et pourtant...
En 2017, quelques mois avant son élection, le
candidat Emmanuel Macron avait clairement qualifié
la colonisation de « crime contre l’humanité »
lors d'une interview à une chaîne de télévision
algérienne... avant de se dédire dès son
retour en France. Ce n'était qu'un avant-goût de
ce qui allait se produire pendant tout le quinquennat : "en
même temps", dire une chose et son contraire.
En 2002, Benjamin Stora écrivait dans son Histoire
de la guerre d’Algérie (1954-1962), que des
crimes contre l'humanité avaient été perpétrés
en Algérie, et regrettait qu’ils ne soient pas
ainsi nommés.
Macron et Stora voulaient-il parler...
• de l’enfumade de la tribu des Ouled-Riah commise
par un des colonels du général Bugeaud en 1845
au cours de laquelle vieillards, hommes, femmes et enfants désarmés
ont été asphyxiés "comme des renards"
dans la grotte où ils étaient réfugiés
;
• de la loi Warnier, votée en 1873, visant à
détruire « les structures fondamentales de
la société et de l’économie »
algériennes, responsable d'un effondrement démographique
de près d'un million de personnes selon les spécialistes
de l’époque ;
• des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata commis
par l’armée française et des milices coloniales
à partir du 8 mai 1945, au cours desquels près
de 40 000 « indigènes » ont été
assassinés ou exécutés sommairement pour
des motifs politiques et raciaux, selon un plan concerté
;
• de la torture, des disparitions forcées, des
exécutions extra-judiciaires et de la déportation
de plus de deux millions de civils « musulmans »
organisées par l’armée française
avec l’aval des autorités politiques de l’époque
;
• des massacres du 17 octobre 1961 à Paris contre
des manifestants rassemblés pacifiquement à l’appel
du FLN pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur
était imposé, Maurice Papon étant préfet
de police ?
Sans doute. Mais les dates auxquelles ces opinions ont été
émises ne correspondent pas aux agendas politiques ni
aux fonctions actuelles respectives de Macron et de Stora. D'ou
un "changement de pied" considérable dans leurs
expressions publiques. Car, entre temps...
• Emmanuel Macron est devenu Président de la République
avec l'objectif de sa réélection en 2022 ; or
tous les bons politologues vous le diront : une élection
présidentielle se gagne au centre. Il convient donc pour
lui de ne pas choquer l'électeur moyen, par définition
centriste ;
• et Benjamin Stora est devenu, pour cette commande, un
Conseiller du Prince après avoir été l'historien
passionné, compétent et rigoureux que l'on connait.
Dans cette perspective, le Conseiller, plus encore s'il veut
le rester, est quasiment contraint de se positionner du point
de vue du Prince en inscrivant ses conseils dans sa stratégie.
À l’évidence, en matière de la colonisation
de l’Algérie, le conseiller s’est imposé
au détriment de l’historien.
« Mal nommer les choses », ce
n’est pas seulement « ajouter au malheur
de ce monde » (Albert Camus), c’est aussi
ajouter de la confusion à la confusion.
Car selon le droit international, sont constitutifs d’un
crime contre l’humanité « la déportation
ou le transfert forcé de population », « la
torture », « la disparition forcée »,
« les actes de ségrégation commis dans
le cadre d'un régime institutionnalisé d'oppression
systématique et de domination d'un groupe racial sur
tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans
l'intention de maintenir ce régime ».
Dès lors, au regard de cette définition, que fut
la colonisation de l’Algérie, sinon un crime contre
l’Humanité ?
La guerre d’Algérie a pris fin il y a près
de 60 ans, après 132 ans de colonisation. Il n’y
a pas de « en même temps » ou de « torts
partagés » dans cette histoire ! Il y
a un État colonisateur et des colonisés, des bourreaux
et des victimes. Il est plus que temps, désormais, de
dire devant la Nation tout entière ce que furent la conquête,
la colonisation et la guerre d'Algérie et d’en
assumer les réalités en reconnaissant les crimes
de la France et pas seulement ceux de quelques soldats perdus.
Il en va de la mémoire, mais aussi de la lutte contre
le racisme anti-arabe et l’extrême droite.
(merci
à Olivier Le Cour Grandmaison et à la Lettre d’Ensemble
pour leurs sources)
*
France - Algérie : les passions douloureuses,
Albin Michel, mars 2021
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